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La cuvée 2018 du beaujolais lexicographique laisse encore un arrière-goût

Revue de presse

Stéphane Baillargeon, Le Devoir, le 3 juin 2017

Le dictionnaire Robert illustré donne maintenant le droit d’utiliser le terme post-vérité, pour décrire notre ère « dans laquelle les discours pédagogiques ont plus d’influence que les faits objectifs ». Le nouveau mot dérive de l’anglais post-truth désigné mot de l’année en 2016 par le dictionnaire Oxford.
 
Le président Trump incarne à la perfection cette propagande originale, comme l’a à nouveau montré son discours de jeudi annonçant le retrait des États-Unis de l’Accord de Paris sur le climat. Le New York Times a encore dû épuiser une armée de vérificateurs de faits pour démonter les prétentions post-véridiques du président, fondées sur « des données douteuses et des recherches tordues ».
 
« Les limites de ma langue sont les limites de mon monde », répète la philosophie du langage. Le monde change. Et revoilà donc le temps des mots nouveaux, mais aussi des sens ajoutés et des expressions complémentaires pour tenter de suivre. Le Petit Larousse 2018 propose environ 150 ajouts (dont douillette, à la québécoise) et Le Robert illustré 2018 quelque 200 (y compris, dans les noms propres, Emmanuel Macron). Ces gros bouquins imprimés arriveront sur les rayonnages dans le courant de l’été.
 
La sélection combinée permet maintenant de sanctionner une phrase comme celle-ci : « le gameur victime d’un emportiérage a diffusé une vidéocapsule googlisée par les influenceurs, retweetée par les trolls et likée par les hacktivistes ». Ou encore celle-là : « l’européiste flexitarien et l’europhobe déradicalisé discutaient ubérisation et burkini autour de l’îlot de la cuisine en sirotant un spritz parfumé au rooibos préparé par un mixologue ».
 
Le fétichisme du papier
Très bien et merci. Seulement, ce déversement annuel en gros bouquet a-t-il encore du sens dans un univers numérique instantané ?
 
« Nous obéissons à la logique ancienne, celle du papier », reconnaît Marie-Hélène Drivaud, directrice éditoriale au dictionnaire Le Robert, rejointe à Paris. « Nous imprimons pour une année et l’édition est l’occasion pour nous d’ajouter des mots. C’est aussi un sujet marronnier, qui revient régulièrement. À la rentrée scolaire, autrefois, les enfants avaient leurs nouveaux cahiers, leurs nouveaux livres de classe et on parlait aussi des nouveaux mots à ce moment-là. Ce rythme annuel a été conservé. »
 
Elle souligne les avantages de cette pratique patiente : « Cette habitude conservée nous permet de prendre un peu de recul et de ne pas réagir à chaud, de ne pas intervenir brutalement quand une polémique se pointe. On laisse tout ça reposer et on examine la question une fois par an, calmement, à tête reposée. Ça nous évite les réactions excessives peut-être. »
 
Les décisions sont prises en collégialité après un repérage des arrivages, dans les médias et la littérature notamment. In fine, la sélection passe au vote et les élus se retrouvent dans le Robert. Le système est le même chez Larousse.
 
Les mots de la francophonie, eux, sont rabattus par des éclaireurs locaux.Robert fait confiance à Guy Bertrand : « notre informateur préféré », précise Mme Drivaud. « L’ayatollah de la langue » de Radio-Canada, comme le surnomme l’animateur René Homier-Roy, a encore expliqué son rôle de filtre en ondes sitôt les listes diffusées cette semaine.
 
« Il ne nous dit pas quoi mettre ou ne pas mettre, ajoute la directrice. On ne travaille pas du tout dans ce sens. Il nous indique par exemple ce qui est strictement employé au Québec, il nous fournit des exemples, il souligne les usages familiers. À distance, nous, on ne peut sentir toutes ces nuances. »
 
Qui fait quoi ?
Benoît Melançon, professeur de littérature à l’Université de Montréal et fondateur du blogue sur la langue L’oreille tendue, reconnaît l’effort. « C’est une volonté d’ouverture plus grande du français de référence aux mots qui viennent d’un peu partout, juge-t-il. On a longtemps dit que le français était assez peu hospitalier sur le plan linguistique. Cette opération des nouveaux mots livrés chaque année montre que notre langue évolue historiquement et géographiquement. Que quelqu’un à Paris décide qu’on va mettre dans le dictionnaire le mot gougoune, que personne ne connaît en France, me semble un signe d’ouverture intéressant. »
 
Cela dit, le professeur aimerait bien que les informations sur la mécanique de sélection soient plus transparentes. Après tout, la langue appartient à tout le monde. Son souhait tient aussi pour les mots qui disparaissent des éditions, une habitude du Larousse mais pas du Robert qui ne fait qu’en ajouter sans en retrancher.
 
La sélection des noms propres peut aussi étonner vue d’ici. L’ajout de Xavier Dolan ou de Yannick Nézet-Séguin n’étonne personne. Mais que penser du fait que le maire Jean Drapeau entre au dictionnaire près de deux décennies après sa mort, lui qui a déjà été, entre Expo 67 et les Olympiques, un des rares maires un peu connus de la planète ? L’embarras se pointe aussi avec l’entrepreneur culturel Guy Laliberté, adoubé « artiste canadien », après la vente de son Cirque du Soleil.
 
Du tataouinage
La linguiste Nadine Vincent, elle, n’y va pas avec des pincettes. « Je trouve ça très drôle qu’encore aujourd’hui, ça fasse l’événement quand les Français nous annoncent quels noms ils mettent dans leurs dictionnaires, encore plus quand il y a des mots à nous, alors que nous avons des dictionnaires à nous pour identifier et définir ces mots-là beaucoup mieux, tranche la professeure de l’Université de Sherbrooke. Je regarde l’arrivée de ce beaujolais lexicographique avec un oeil un peu critique et un peu désolé en même temps. »
 
Nadine Vincent a été, pendant une quinzaine d’années et jusqu’à récemment, chercheuse dans l’équipe du dictionnaire québécois en ligne Usito. « On y rajoute des mots toutes les semaines, note-t-elle. Faudrait-il envoyer une liste aux médias pour qu’on parle de nous ? En fait, on s’excite aussi parce que beaucoup de gens se tournent encore vers Paris pour savoir ce qu’on peut dire ou écrire. »
 
Elle rit de bon coeur quand on évoque le « colonialisme ». Sa sérieuse liste de reproches remplirait une page et plus du Grand Robert.
 
Mme Vincent revient sur l’habitude anachronique de fonctionner avec une édition millésimée au lieu de dynamiser le suivi de la langue et des usages avec les outils numériques. Elle reproche aux lexicographes parisiens de remplacer des mots français par des mots anglais, comme quand « série dérivée » devient spin-off, ou « liste de lecture » play-list. Elle soupçonne que l’ajout annuel de quelques mots du français québécois tient plus du marketing, les Québécois ayant longtemps été (et peut-être encore, même si ce marché se délite) les plus grands consommateurs de dictionnaires de la francophonie. Elle critique le choix français de ne récupérer souvent qu’un seul mot, sans ses dérivés, comme tweet, mais pas tweeteur, tweeter ou retweeter.
 
Elle revient également sur la « robertisation » du mot gougoune. « On aurait tout d’un coup le droit de le dire parce qu’un dictionnaire français l’autorise ? C’est ridicule. Je remarque aussi que gougoune y est défini comme dans un dictionnaire de traduction, en renvoyant à tong. Dans Le Larousse, infolettre est défini comme suit : nom féminin, Québec, newsletter. C’est ridicule. Un vrai dictionnaire fait des définitions complètes, donne des exemples et des citations. Le dictionnaire, c’est le miroir d’une société. Là, on se regarde encore dans le miroir tendu par des Français. »
 
Bref, faudrait penser à tataouinage, gossage et niaisage pour les éditions millésimées 2019…

Revue de presse publiée par Jacques Lanciault.

Remplis sous: La folie des mots Mots clés:
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