15
Jan/12
0

Marcher dans les cicatrices de l’histoire

Revue de presse

Alexandre Vigneault, La presse, 23 juillet 2011

Sarajevo, Bosnie-Herzégovine.

Notre journaliste s'est récemment rendu dans les Balkans pour faire un reportage sur la production GRUBB, montée là-bas par le Québécois Serge Denoncourt. Il en a profité pour visiter Sarajevo. Voici son récit.

Pour le bédéiste Enki Bilal et le romancier Dan Franck, coauteurs du recueil de portraits Un siècle d’amour, Sarajevo est le « ?ventre ? » du XXe siècle. De l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand en 1914, qui a précipité l’Europe dans la Première Guerre mondiale, à son encerclement par les troupes serbes en avril 1992, la petite ville montagneuse demeure pour eux la matrice ensanglantée, ainsi que l’ultime symbole des conflits et des nettoyages ethniques du siècle dernier.

Photo ci-dessus : Jeu d'échecs géant sur une place du centre-ville de Sarajevo. Il fait bon séjourner dans la capitale bosniaque, qui s'est remise du traumatisme de la guerre. Même si les traces du conflit sont restés visibles. (Photo PC)

Marcher dans les rues de Sarajevo, 15 ans après la fin de son martyre, demeure une expérience paradoxale et profondément troublante. Son vieux centre ottoman, Bascarsija, est de nouveau un pur bonheur pour le visiteur distrait qui se laisse guider par les étroites rues s’offrant à lui. Terrasses où siroter une rakia (eau de vie populaire dans les Balkans), boutiques de souvenirs, la capitale de Bosnie-Herzégovine offre un visage exotique et charmant à hauteur d’homme.

Or, ses cicatrices s’exposent dès que le regard s’aventure un peu au-delà de la surface. Il y a des touristes qui viennent ici à la recherche de traces de la guerre. Ceux-là visitent à coup sûr le musée du « ?tunnel de l’espoir ? », voie souterraine par où des milliers de tonnes de denrées - et d’armes - ont transité pour ravitailler la ville pendant une partie du siège. Mais la vérité, c’est que, aujourd’hui encore, les marques laissées par les combats s’offrent aussi à ceux qui n’en cherchent pas.

Même en plein coeur du centre touristique, il suffit parfois d’ouvrir les rideaux de sa chambre d’hôtel pour trouver des traces d’impacts de balles, juste là, sur les immeubles d’en face. Plus on s’éloigne de Bascarsija, sur l’une ou l’autre des rives de la Miljacka, étroite rivière qui traverse la ville d’est en ouest, plus on croise de ces façades meurtries. Les cicatrices sont parfois béantes - rebords de fenêtre à moitié détruits, multiples trous dans le revêtement extérieur - ou se devinent sous ces taches de mortier grises qui maculent des édifices peints en jaune ou en blanc.

Marcher à Sarajevo, c’est être tiraillé constamment entre la beauté des montagnes qui l’entourent et comprendre avec horreur qu’elles en ont fait une proie facile pour les miliciens et militaires serbes. C’est aussi frémir à la pensée que le boulevard Zmaja od Bosne, chemin obligé entre l’aéroport et le centre-ville, est cette artère qui fut surnommée « ?Sniper Alley ? ». D’un côté, les tireurs planqués dans les tours d’appartements, de l’autre, les cibles ? : population civile et Casques bleus. Les images terrifiantes des reportages de l’époque remontent à la surface dans un éclair vif comme une balle perdue.

Plus bouleversant encore ? : les cimetières, qui nous trouvent alors qu’on ne les cherche pas.

De la fontaine de Sebilj, magnifique ouvrage de bois orné d’écritures arabes planté en plein coeur de Bascarsija, on en aperçoit déjà deux. L’un est clairsemé et d’apparence ancienne. L’autre est visiblement récent ? : c’est le cimetière des martyrs de Sarajevo. Poser les yeux sur les dates inscrites sur les centaines d’obélisques blancs qui s’y élèvent cause un choc d’une brutalité inouïe ? : 1992, 1993, 1993, 1993, 1992, 1993... La quasi-totalité des musulmans enterrés ici sont morts en l’espace de deux ans.

Sarajevo n’est plus cette ville faite de décombres, décrite au lendemain de la guerre. Elle a relevé la tête. Sa diversité s’affiche de nouveau, même si son panorama est dominé par les minarets de ses nombreuses mosquées. Sa jeunesse a, en apparence, oublié le bruit des balles qui sifflent et les privations.

Mais en sirotant un café turc comme les locaux - c’est-à-dire en laissant le temps au carré de sucre de se fondre à la mixture -, on ne peut s’empêcher de se demander quelles images hantent ces hommes soucieux qui jouent aux échecs géants devant la cathédrale orthodoxe. Voient-ils des amis disparus là où l’étranger ne voit que des trous de balle ??

Revue de presse publiée par Jacques Lanciault.

Commentaires (0) Trackbacks (0)

Aucun commentaire pour l'instant

Laisser un commentaire


Aucun trackbacks pour l'instant