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Les fjords norvégiens

Revue de presse

Lio Kiefer, Le Devoir, 19 mars 2006

Fjord Eid, Norvège

J'étais dans la vingtaine et servais de guide pour des professionnels du pétrole qui avaient la Norvège et Stavanger comme port de labeur. Je les emmenais dans les fjords, en bateau ou par la route. À la vue des hauteurs, en s'enfonçant dans les cicatrices de la Terre, ils étaient tous ébahis, sans voix, comme des robots de l'ordinaire devant tant de hardiesse naturelle. J'avais personnellement pour guide Peer Gynt, le roi des menteurs, norvégien et un peu fou.

Quand on est guide dans les fjords norvégiens et que les dérives visuelles sont exceptionnelles, on a peu de choses à raconter aux touristes, si ce n'est que voyager là, c'est promener son rêve. On se met alors à batifoler sur les mesures savantes des aspérités rencontrées ou sur la naissance des glaciers locaux en disant que l'été, on peut skier tout en haut et se baigner tout en bas, l'espace de centaines de lacets, de rivières insolentes et de chutes d'eau qui prennent des noms aussi perturbants que «La source des 7 soeurs», «La cascade des miroirs sans fond», «La source du voile de la mariée» ou «La descente des trolls venimeux»...

Photo ci-dessus : Le fjord de Eid en Norvège.

Comment raconter la beauté insolente des fjords, la transparence et la profondeur des eaux, le murmure d'un clapotis simplement entaillé par le cri d'un aigle plongeur, le fracas d'eaux rugissantes qui se prennent pour des hordes aquatiques où seul le saumon trouve son compte? C'est alors qu'il faut trouver une histoire...

Dans le Grand Nord, où les montagnes escarpées laissent à peine passer un rayon de soleil dans les fjords étroits, où hurlent les loups pendant les longues nuits d'hiver et où d'étranges lueurs dansent à travers les forêts pendant les nuits d'été, là se trouve le pays des trolls.

Les trolls règnent sur les montagnes et tourmentent les humains en leur jouant de vilains tours. Ils essaient par la ruse de transformer les hommes en leurs semblables. Et lorsqu'un être humain se comporte comme un troll, leur joie est à son comble. Alors, on entend leur rire retentissant résonner d'un rocher à l'autre. Malheur à l'homme qui les rencontre. Rapidement, il sera leur proie et seul l'amour le plus fidèle pourra le sauver.

Dans ce pays des trolls vivait Peer Gynt. Il habitait seul avec sa mère Aase dans une petite ferme que son père leur avait laissée. Mais il leur avait aussi laissé des dettes et dans le village, on chuchotait qu'il avait été un demi-troll.

La mère Aase peinait à rembourser ces dettes toute seule. Car Peer ne s'occupait pas de la ferme. Il préférait vagabonder à travers les montagnes, les fjords et les forêts et rêvait de devenir un homme célèbre.

Son rêve préféré était de devenir empereur. Dans son imagination, il se lançait dans les aventures les plus insensées et quand il en parlait, il avait du mal à distinguer le rêve de la réalité.

Un jour, Peer revint de la chasse et prétendit qu'il avait traversé les airs à dos de renne pour faire la course avec les nuages... On veut le marier à une promise nommée Solveig mais il s'enfuit avec une autre. Un sanglier arriva en courant. Peer Gynt l'enfourcha d'un bond et prit la femme troll devant lui. Et ils partirent vers le château des trolls, franchirent le portail et entrèrent dans la grande salle du roi de la montagne. Il veut le monde mais oublie le sien.

Peer va d'aventure en aventure. Il fait fortune en Afrique comme armateur et trafiquant d'esclaves, perd presque tous ses biens dans un naufrage, est adopté par une tribu de Bédouins du désert en tant que prophète, se fait voler par Anitra, la jeune fille à laquelle il s'était attaché. Devenu vieux, il revient enfin en Norvège où le diable lui apprend que son heure est venue. Peer court la forêt pour échapper à son sort et retrouve sa cabane, au milieu des montagnes et des fjords où Solveig est restée à l'attendre fidèlement, sans douter un seul jour qu'il reviendrait. Car, depuis toujours, on l'entendait chanter ce refrain: «Moi, je t'attends ici, cher et doux fiancé. Jusqu'à mon jour dernier. Je t'ai gardé mon coeur, plein de fidélité et il ne saurait changer.»

C'est un pan de la Norvège qui est écrit dans Peer Gynt, conte mythique repris en drame théâtral par Ibsen et mis en musique un peu plus tard par Grieg. Un conte qui explique les fjords, les trolls et le besoin de vivre.

Et c'est avec ce conte que je fis comprendre à mes pétroleux et pétroleuses que les fjords norvégiens ont une âme et qu'ils cachent un millier de personnages que sont les trolls, ou celles et ceux qui les suivent. Lorsqu'on entre dans le Sognefjord, le plus long du pays, c'est évidemment le choc. Immense, profond, sombre dans les bleus, lyrique dans les verts, mortel dans les eaux. On regarde le fjord mais on a l'irrésistible impression que c'est le fjord qui nous surveille. Que les personnages vont sortir d'un vallon, crier leur hostilité, protéger leur réserve mythique.

Ici, une église en bois debout au centre d'une crevasse. C'est l'église de Brand, antithèse de Peer Gynt, autre drame d'Ibsen. Là, une vieille femme aidée d'un bâton semble parler à la rivière. C'est la Demoiselle aux rats, celle qui cherche quelque chose qui ronge et qui a entraîné le petit Eyolf à jamais dans les eaux du fjord, autre délire ibsénien. Ou on fréquente le Lysefjord, le fjord norvégien le plus célèbre, et les impressionnantes vues panoramiques du Prekestolen. Ou encore on remontant le long de la côte vers le nord, entre fjords et îles, en passant de Stord à Os sur le Bjørnefjord, et on courtise les ravissants villages d'Ulvik ou Utne, sur les rives du Hardangerfjord, puis la ville d'Alesund avec le Geirangerfjord comme gardien. On s'arrête là... 55 000 kilomètres de côtes et des centaines de fjords.

Pour faire simple, on part de Stavanger pour Bergen en passant par Trondheim. Il y a des repères de vikings, des musées en plein air, des roses, du jazz, de l'art nouveau et les Lapons tout au nord. Et pour joindre le spectacle à l'agréable: le festival estival du roi Olaf à Stiklestad, là où toute la région joue de la figuration médiévale, ou un opéra de minuit dans les ruines du château de Steinvikholm, ou encore la tombe de Peer Gynt à Vinstra, en bordure du lac Gala, avec son festival éponyme, où les trolls et leurs semblables font le guet, avec ou sans soleil de minuit. Avant que Peer ne sorte des rochers et crie: «Être soi-même!»

Collaborateur du Devoir

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