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Ne tuons pas la beauté du monde

Revue de presse

Isabelle Hachey, La Presse +, le 15 juillet 2019

Venise, juillet 2019... tout près de la place San Marco

« Plus personne ne va à ce restaurant, il est trop populaire », disait le légendaire Yogi Berra, passé à l’histoire tant pour sa carrière au baseball que pour ses citations, disons, paradoxales.

N’empêche, il avait drôlement raison. À elle seule, cette courte phrase illustre l’absurdité du tourisme de masse, dont la voracité ruine tout sur son passage.

Je l’avoue : je suis tourismophobe.

L’un de mes pires souvenirs de voyage remonte à 2005.

En reportage au Caire, j’avais profité d’un après-midi libre pour visiter les pyramides de Gizeh. Je m’attendais à une expérience émouvante, voire contemplative face à ces géants de pierre quatre fois millénaires au milieu du désert.

Quelle naïveté.

On rêve de destinations mythiques depuis l’enfance. À force, on s’en fait une image idyllique. Et puis, quand on y arrive enfin, on découvre avec stupéfaction l’envers de la carte postale.

Avez-vous remarqué ? Le Sphinx est toujours photographié du même angle, avec les pyramides en arrière-plan. Savez-vous ce qu’il contemple depuis des décennies ?

Un Pizza Hut. Et un Poulet frit Kentucky.

Photo ci-dessus : Nous arrivons d'Italie... des photos comme celle-ci, j'aurais pu en prendre à Rome, à Florence, à Pise et même dans la toute petite ville de Lucca où nous y étions en plein « Lucca Summer Festival 2019 »!

Une fois sur le site, vous êtes assaillis par les vendeurs de breloques. Mais ce n’est pas le pire. Le pire, ce sont les conducteurs de chameaux. Ils sont partout. Et ils ne vous lâchent pas. Ils vous harcèlent, vous tourmentent, vous pourchassent.

Oui, j’ai été pourchassée par un homme à dos de chameau. Je me suis enfuie de cet enfer à la course. Littéralement.

À force de chercher l’exotisme et l’authenticité, le touriste – et je m’inclus là-dedans – uniformise tout, corrompt tout. C’est un paradoxe aussi exécrable qu’inexorable.

Je conserve des souvenirs angoissés de la côte amalfitaine, où mon road trip rêvé s’est transformé en cauchemar embouteillé d’autocars pleins de vacanciers.

Et ne me partez pas sur les foules qui se bousculent à Florence ou Barcelone. Ce n’est pas la mer qui engloutira Venise, mais une marée d’humains munis de perches à selfies.

Non, vraiment, on n’est plus tranquille nulle part. Désormais, il y a même des embouteillages au sommet de l’Everest !

Le cœur des plus belles villes du monde s’est muséifié, « disneyifié », transformé en décor factice pour voyageurs en mal de dépaysement, mais qui ne veulent rien perdre de leur confort uniformisé. Un Starbucks au coin de chaque rue.

Peu à peu, ces lieux historiques se vident de leurs habitants, qui refusent d’être relégués au rôle de figurants.

« Ne tuons pas la beauté du monde », chantait Diane Dufresne. J’ai bien peur que ce ne soit exactement ce que s’acharne à faire le touriste moderne.

***

Heureusement, la riposte s’organise.

En Europe, des villes assiégées réalisent que ça ne peut plus durer. Elles ont atteint leur point de saturation ; les plus touchées croulent ni plus ni moins sous le poids de leur popularité.

Là-bas, on ne parle plus de tourisme de masse, mais de surtourisme. En 2018, le mot overtourism est d’ailleurs entré dans l’Oxford English Dictionary, qui le définit ainsi :

« Nombre excessif de visites touristiques d’une attraction ou d’une destination prisée, entraînant des dommages pour l’environnement local et les sites historiques, ainsi qu’une dégradation de la qualité de vie des résidants. »

Le tourisme international est passé de 25 millions de voyageurs en 1950 à 1,3 milliard aujourd’hui. Avec l’apparition d’une classe moyenne dans les pays émergents d’Asie, en Chine surtout, il risque de grimper à 1,8 milliard en 2030.

Le problème, c’est que tout le monde veut visiter les mêmes endroits, s’extasier devant les mêmes merveilles. Comme si on avait une liste à cocher. La Joconde. Le Machu Picchu. La fontaine de Trevi. Les pyramides de Gizeh.

Voir Venise et mourir.

Pendant quelques jours, en juin, la Sérénissime a pris les grands moyens pour retrouver une partie de sa sérénité.

Elle a dirigé le flot de touristes dans les rues les plus populaires, réservant certains secteurs aux seuls résidants. Plus question, pour un touriste, de se balader au hasard des ruelles, pour s’y perdre ou pour fuir ses semblables.

Ces « mesures d’urgence », ont expliqué les autorités vénitiennes, visaient à « assurer la sécurité du public et l’habitabilité de la ville historique ».

À Amsterdam, l’office de tourisme a mis un terme à ce qui a toujours été la mission première des offices de tourisme : faire la promotion de la ville. Désormais, sa tâche consistera pour l’essentiel à « gérer » l’afflux de millions de visiteurs.

S’il vous plaît, ne piétinez pas les tulipes.

À Paris, l’adjoint à la maire a déclaré le 3 juillet que les autocars n’étaient plus les bienvenus, parce qu’ils provoquaient une « anarchie totale » dans les quartiers centraux.

Un mois plus tôt, les gardiens du Louvre ont carrément fermé le musée en raison de la trop forte affluence.

Ils craignaient pour leur sécurité. Des touristes excédés par la foule, incapables même de voir La Joconde, se montrent régulièrement agressifs, voire violents à leur endroit.

Ce jour-là, ils n’ont pas pris de risque.

Dubrovnik, en Croatie, a mis au point une application qui permet de suivre en temps réel l’état de la congestion… piétonnière en son cœur médiéval, pris d’assaut par des hordes d’adeptes de Game of Thrones.

C’est là, voyez-vous, qu’a été tournée une partie de la célèbre série télévisée de HBO.

Menacée de perdre son statut de ville classée au patrimoine mondial de l’UNESCO, Dubrovnik limite désormais le nombre de visiteurs quotidiens à l’intérieur de ses remparts.

Le maire de Dubrovnik a d’ailleurs quelques petits conseils pour son homologue de Québec, Régis Labeaume.

« Ce qui est crucial, c’est de mettre en place les bases du développement durable dès maintenant et de ne pas attendre », a confié Mato Franković au Journal de Québec, en marge du congrès de l’Organisation des villes du patrimoine mondial, qui s’est tenu en juin en Pologne.

« Soyez prêts, a-t-il poursuivi. Il faut être capable de prendre des décisions difficiles. »

On ne sait jamais quand une équipe de tournage de HBO débarquera, en quête d’un décor pour sa prochaine série-culte.

Revue de presse publiée par Jacques Lanciault.

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