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The Post : les demi-vérités de Steven Spielberg

NDLR — Il y a quelques jours, nous avons visionné le film The Post, un film brillant. Au terme de la projection, nous nous demandions s’il était tiré d’événement véridique. Et bien, Lysiane Gagnon dans le quotidien La Presse répond à toutes nos questions!

Revue de presse

Lysiane Gagnon, La Presse, le 27 janvier 2018

Un bon film, oui, et un superbe portrait de femme, incarnée par la grande Meryl Streep. Il reste que The Post, l’épopée journalistique de Steven Spielberg, égratigne la vérité historique à deux égards.

D’une part, en plaçant le Washington Post au centre du dévoilement des « Pentagon Papers », le réalisateur attribue au Post ce qui revient au New York Times.

D’autre part, il transforme Katharine Graham, la propriétaire du Washington Post, en icône féministe, ce qu’elle n’était pas du tout à l’époque de ces événements.

La réalité est quelque peu différente.

Photo ci-dessus : Meryl Streep dans le film "The Post". (Photo : Niko Tavernise/Twentieth Century Fox)

Au début de l’année 1971, un analyste militaire devenu objecteur de conscience, Daniel Ellsberg, transmet à Neil Sheenan (81 ans aujourd’hui), grand reporter au New York Times, des milliers de pages dérobées au dossier ultra-secret qui relate les dessous de l’intervention américaine au Viêtnam.

Il en ressort que tous les présidents, à partir de John F. Kennedy, ont menti au peuple en s’enlisant dans cette guerre tout en sachant qu’elle avait peu de chances d’être gagnée.

Sheenan et son équipe, cachés dans une chambre d’hôtel, travaillent pendant trois mois sur ces quelque 7000 pages de rapports secrets, et le New York Times commence à publier en tranches quotidiennes ce qui deviendra le premier grand scoop de la décennie.

Trois jours plus tard, le président Richard Nixon obtient une injonction judiciaire pour stopper la publication des documents du Pentagone. Le Post hérite alors de la liasse de papier. Après avoir longtemps hésité, contre l’avis de son conseil d’administration et de ses avocats, mais aiguillonnée par son fringant éditeur Ben Bradlee, la patronne du Post finit par donner le feu vert, et le journal prend la relève du New York Times en travaillant à la vitesse grand V.

Plus tard, la Cour suprême, dans une décision éclatante, disculpera les journaux et fera triompher le premier amendement sur la liberté de la presse.

À vrai dire, le directeur de la publication du NYT (publisher), Arthur O. Sulzberger, de même que son éditeur Abe Rosenthal, avaient été encore plus courageux que le tandem Graham-Bradlee, puisqu’ils étaient les premiers à défier l’administration.

Sulzberger, contrairement à Mme Graham qui s’est fiée à son rédacteur en chef, avait lui-même lu les 7000 pages du dossier explosif avant d’autoriser la publication, pour s’assurer qu’aucun extrait ne compromettrait la sécurité des troupes américaines. Il risquait lui aussi la prison et la survie financière de son journal (le Post, qui venait d’accéder à la Bourse, était toutefois plus fragile que son concurrent new-yorkais).

D’ailleurs, le dossier acheminé à la Cour suprême, qui réunissait les deux affaires, portait le titre de « New York Times Co v. United States ». Et en toute logique, c’est le NYT et non le Post qui a gagné le prix Pulitzer de 1972.

Question : pourquoi Spielberg n’a-t-il pas centré son film sur le New York Times plutôt que d’exploiter ce qu’on pourrait appeler un scoop de « seconde main » ?

Réponse : parce qu’il voulait centrer son film autour d’une femme ; parce qu’une femme publisher, c’était plus excitant qu’un homme publisher… et que c’est dans l’air du temps d’aujourd’hui, qui réclame des héroïnes partout, dans la foulée des campagnes de dénonciation des agressions sexuelles.

Pourquoi alors ne pas avoir centré son film sur le Watergate, une vraie primeur celle-là, et qui appartenait en propre au Washington Post ? Parce que ce film-là a déjà été fait (All the President’s Men, de Pakula).

Bien que le film de Spielberg rende compte assez honnêtement du rôle primordial du New York Times, ce dernier a réagi avec un mélange d’indignation et d’ironie en voyant le Post s’approprier son histoire.

Les vétérans étaient furieux (« Ce film est une escroquerie ! », de dire James Greeenfield, ancien rédacteur en chef), pendant que d’autres, comme Jim Rutenberg, prenaient la chose avec une ironie mordante : « Triste ironie que de voir les auteurs d’un film qui loue la recherche de la vérité se permettre une telle licence dramatique ! »

Pour l’ancien conseiller juridique du NYT, James Goodale, « c’est comme si Hollywood faisait un film sur le rôle triomphal du Times dans le Watergate ».

L’autre entorse de ce film à la réalité historique, c’est de présenter Kay Graham comme une icône féministe, que sa soudaine notoriété aurait instantanément transformée en role model pour les jeunes femmes de l’époque. On la voit, dans The Post, susciter l’admiration des passantes, des employées de l’administration. Des jeunes femmes se regroupent massivement sur son passage, résolues, nous dit l’image, à marcher dans ses pas vers leur propre libération…

Cette reconstruction contemporaine n’a rien à voir avec la perception qu’on avait à l’époque.

Certes, Mme Graham a suscité beaucoup d’admiration chez tous ceux qui s’opposaient à la guerre du Viêtnam, mais c’était en tant que patronne de journal et non pas en tant que femme.

La publication des Pentagon Papers a-t-elle changé le cours de l’histoire ? Pas vraiment. Déjà, en 1970, la population américaine, écœurée de voir ses jeunes revenir au pays dans des body bags, aspirait à la fin de la guerre du Viêtnam.

Ces révélations ont cependant confirmé les craintes existantes dans la population, et donné de nouveaux arguments aux opposants à la guerre.

Malheureusement, ces hauts faits d’armes de deux grands quotidiens n’ont pas augmenté la crédibilité des journalistes. En 1972, seulement 29 % des Américains faisaient confiance à la presse écrite – une diminution de plus de 10 points par rapport à 1966…

Cela dit, en dépit des accrocs à l’exactitude historique, le film de Spielberg est à voir, car il recrée, outre la frénésie magnifique qui existait dans ces grandes salles de rédaction d’antan et dans ces ateliers aujourd’hui disparus, un très beau portrait des femmes sacrifiées de la première moitié du XXe siècle : le portrait d’une héritière intelligente mais peu sûre d’elle, conditionnée qu’elle était à marcher sur la pointe des pieds dans un monde d’hommes.

La scène où elle tente en vain de s’affirmer, dans un conseil d’administration exclusivement masculin où tous lui coupent la parole et aucun ne l’entend, est proprement bouleversante. Mais peu à peu, les événements la forceront à déployer ses ailes…

Autre trame fort instructive : la proximité dangereuse des patrons de presse et des dirigeants politiques. Si Kay Graham était proche des présidents démocrates et une grande amie de Robert McNamara, ancien secrétaire à la Défense et président de la Banque mondiale, Ben Bradlee, tout journaliste fût-il, était l’ami intime de John F. Kennedy…

D’intéressants dialogues à ce sujet parsèment ce film brillant, faisant surgir une petite question embêtante : auraient-ils publié les Pentagon Papers si le président avait été un démocrate ?

Revue de presse publiée par Jacques Lanciault.

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