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La force de l’anglicisme

Revue de presse

Claude Vaillancourt, Le Devoir, 5 mai 2017

Photo ci-dessus : Jacques Nadeau Le Devoir

Quand tous les emprunts au vocabulaire proviennent d’une seule et unique langue, l’anglais, qui s’infiltre un peu partout, sans véritable réciprocité, il faut se poser des questions.

Les langues se nourrissent tout naturellement les unes et les autres par des emprunts constants. Les mots qui viennent d’ailleurs sont à la fois un enrichissement et l’expression du dynamisme du langage. Cependant, quand tous les emprunts proviennent d’une seule et unique langue, l’anglais, qui s’infiltre un peu partout, sans véritable réciprocité, il faut se poser des questions.

Photo ci-dessus : Jacques Nadeau Le Devoir

Cette invasion devient particulièrement manifeste lorsqu’on substitue un mot du vocabulaire courant par un autre en anglais qui a exactement le même sens. Les emprunts se justifient la plupart du temps parce que le mot étranger apporte une nuance de sens qui n’existait pas dans la langue maternelle. Mais lorsque la substitution se fait sans raison, on peut alors parler d’une domination culturelle qui peut avoir de réelles conséquences.

Le Québec, avec ces centaines de millions d’anglophones qui nous entourent, est particulièrement vulnérable à ce genre d’emprunts qui se multiplient. D’autres langues connaissent aussi ce même problème. Dans tous les cas, les traces d’une domination sont évidentes : l’anglicisme s’impose par l’éclat de sa nouveauté, comme si le fait de renommer les choses en anglais leur donnait une portée plus puissante, immédiate et universelle.

Par exemple, un « winner » gagne certainement plus qu’un « gagnant », d’autant plus qu’il se dénomme dans la langue du plus fort. « Foodie » rend désuets « gourmet » et « gastronome », des mots pourtant très justes et parfaitement appropriés. « Weird » est plus bizarre que « bizarre », comme « moron » désignerait un degré de plus dans l’idiotie que « niaiseux » ou « imbécile ». Une personne « deep » vaut certes plus qu’une personne simplement « profonde ». Finir sa phrase par « fine ! » plutôt que par « bien ! » donne un petit côté « cool » et bien branché que ne rend pas le piètre mot en français. Pourquoi parler de « liste noire » alors qu’on peut dire « black list », ou se plaindre des effets du décalage horaire alors que les Anglos parlent de « jetlag » ? Un vocabulaire de perdants… oh pardon !…. de « losers ».

Même les jurons sont affectés…

Si les Britanniques utilisent le terme français « queue » pour une file d’attente, nous les avons heureusement rappelés à l’ordre en lui préférant « line up ». Même les jurons sont affectés : le mot « fucking » que l’on glisse un peu partout dans nos phrases semble plus rageur que nos pauvres vieux sacres ringards. Les exclamations plus inoffensives se font quant à elles supplanter par l’omniprésent « oh my God ! ». (Il faudrait d’ailleurs que je fasse un « back up » — et non pas une « copie » — du dossier où j’ai noté ces différentes expressions.)

Il serait possible de continuer longtemps. Sans être un puriste de la langue et sans vouloir faire la morale, il paraît évident que ces nombreuses substitutions sont symptomatiques d’une subtile colonisation du langage qui découle de l’omniprésence de la culture anglo-saxonne, elle-même en revanche très peu ouverte aux productions étrangères.

Comme le disait Albert Memmi dans Portrait du colonisé, « le colonisé semble condamné à perdre progressivement la mémoire ». Ces nouveaux anglicismes nous font perdre la trace du mot français équivalent qui, avant de sombrer dans l’oubli, subit une dure dévaluation. La dépréciation consentie de notre langue nous prédispose à aimer davantage la culture hégémonique d’où viennent les mots empruntés et qui profite d’un renforcement systématique : on s’habitue à l’usage de ces mots d’une culture envahissante, qui en retour devient encore plus attirante.

Ces emprunts, qui peuvent paraître anodins, sont plus nombreux qu’on le croit et minent notre langue en douceur. Tenter d’y résister semble même pour plusieurs un combat d’arrière-garde. C’est dire à quel point leur attraction est insidieuse. Mais leur usage reste inquiétant pour la survie de notre langue et est révélateur de la fragilité des cultures dans leur diversité, devant la force de l’uniformisation et sous le rouleau compresseur des produits culturels anglo-saxons qui profitent d’une incomparable diffusion et dans lesquels de nombreux francophones choisissent de se fondre.

Revue de presse publiée par Jacques Lanciault.

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