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Sydney vue du ciel

Revue de presse

Gary Lawrence, Le Devoir, 12 novembre 2005

Baie de Sydney, Sydney, Nouvelle-Galles-du-Sud, Australie

Sydney a beau être l'une des métropoles les plus éloignées du monde, elle demeure surtout une des cités les plus courues qui soient, autant par les visiteurs que par les immigrants. Mais d'où vient donc cet engouement? Tour guidé vu du Harbour Bridge.

Il est 7h45 du matin et je viens de passer l'alcootest. Cessez tout de suite ce regard réprobateur durci par le froncement de votre sourcil: non, je n'ai pas été arrêté parce que je conduisais à droite après une nuit de libations éthyliques — quoique c'eût pu être le cas, vu les innombrables bars échevelés et divinement dépravés qui pullulent dans cette ville olé-olé.

Photo ci-dessus : Le magnifique Harbour Bridge... vue de la baie. (Photo : Jacques Lanciault, 2017)

En fait, c'est afin de prendre d'assaut le Harbour Bridge que je souffle dans l'éthylomètre. Pas parce que je suis membre de Fathers for Justice mais bien pour me soumettre au rituel de sécurité qui permet de prendre part à l'une des plus populaires excursions de Sydney: le Bridgeclimb.

Exploitée 24 heures sur 24 en haute saison, cette exaltante randonnée urbaine permet de gravir jusqu'au sommet la célèbre icône de métal et, chemin faisant, d'admirer comme c'est pas permis la Emerald City. Seuls des vents violents et des orages menaçants empêchent la tenue de ces excursions, auxquelles ont déjà pris part Richard Branson, Will Smith, Lawrence Fishburne et même une brave bougresse qui célébrait son centenaire...

Après avoir enfilé salopette et ceinture de sécurité, j'attache un mousqueton spécial à un filin d'acier qui court sur deux kilomètres le long de la charpente du pont. Une fois franchi le passage aérien qui s'étire entre le vide et le tablier principal, l'ascension débute, tout en sensations.

Impossible de tout voir, du haut du Harbour Bridge: Sydney est beaucoup trop étendue et sa baie bien trop échancrée pour qu'on puisse l'embrasser d'un coup d'oeil. Pour ajouter à la complexité de la topographie, l'intérieur de la Sydney Harbour comporte des dizaines d'autres baies (dont la Canada Bay, sûrement un coup de Chuck Guité) souvent couronnées d'anses où s'étendent une quarantaine de plages.

Comme Rio de Janeiro, Sydney est fortement rythmée par la mer et bien calibrée sur ses humeurs. Avec des hivers qui chutent rarement en bas de 12 degrés et qui mijotent généralement autour de 20 degrés, puis des étés qui ne dépassent pas 32 degrés, la capitale de la Nouvelle-Galles du Sud s'est également forgé un esprit puissamment décontracté.

Depuis qu'on a assaini les eaux de sa baie, la beach culture si chère aux Sydneysiders se porte encore mieux. «Tous les matins, mon fils avocat fait du surf à la plage avant d'aller travailler au centre-ville», racontait une résidante, la veille. «Mieux, les baleines et les dauphins sont revenus nager sous le Harbour Bridge», indique mon guide Daniel alors que nous nous attaquons aux premières marches de l'arche est du pont.

Mais depuis le début de cette excitante randonnée, mon intérêt est ailleurs: je ne peux lâcher des yeux la blanche icône de Sydney, qui déploie les grâces de ses étonnants volumes; sorte de gigantesque poupée russe ouverte en forme de coquillages imbriqués, l'Opera House est, vue de haut, plus épatante que jamais.

En l'admirant de la sorte, je ne peux m'empêcher de songer à l'auteur de cet édifice brindezingue, le Danois Jorn Utzon, qui n'a jamais vu son oeuvre parachevée. Après une embrouille avec la ville, l'architecte a dû laisser un collègue australien terminer le chantier, à son grand dam. Juste retour des choses: la Sydney Opera House est présentement en cours d'agrandissement et les travaux ont été confiés au fils d'Utzon...

«Et maintenant, regarde sur la droite: c'est Sydney Cove, où tout a commencé», dit Daniel en montrant du doigt le point de départ des traversiers, et point de chute des premiers malfrats anglais arrivés ici, en 1788. En fait de criminels, ces immigrants étaient pour la plupart d'encombrants auteurs de menus larcins, à qui on a payé un voyage d'un an à bord d'une sale galère pour évacuer le trop-plein des geôles londoniennes.

Aujourd'hui, la mode est à celui qui découvrira le plus d'ancêtres bagnards perchés sur une branche de son arbre généalogique. Un des plus célèbres d'entre eux, Francis Greenaway, est devenu un architecte si réputé que son visage figure sur certains billets de banque. Pas mal comme revirement de situation pour un ancien faux-monnayeur...

Sydney en cyclorama
Quelques dizaines de mètres plus haut sur l'arche est du pont, on embrasse maintenant fort bien le pétulant quartier des Rocks, qui étale sa succession de vieux édifices coloniaux revampés, de ruelles serties de pavés, de restos branchouillés et de terrasses où tout un chacun se délasse.

Derrière, le gros bouquet de tours drabes du CBD (Central Business District) cache bien quelques traces d'architecture coloniale, dont le magnifique et très chargé Victoria Hall, de même que les splendides galeries intérieures du Strand, mais sans plus. Ici comme dans tant d'autres cités du globe, un vent de pseudo-modernité a soufflé, dans les années 70, arrachant au passage de jolis restes du passé pour permettre à une drôle de jeune herbe de pousser.

En fait, ce qui saute surtout aux yeux quand on regarde le CBD de loin, c'est l'absence de grues. Contrairement à Melbourne, qui est en plein boum immobilier, Sydney a mis la pédale douce sur ses grands chantiers. Rien là de plus normal: après la frénésie immobilière qui a suivi la rétrocession de Hong Kong et celle entourant la tenue des Jeux olympiques, la ville profite maintenant de son règne et cultive son art de vivre, jouissant de tous ses acquis dans un climat hédoniste particulièrement suave.

Car si le coeur de Sydney bat à un rythme très rapide, c'est par excitation, pas parce que la ville court dans tous les sens. Toujours un brin exaltée, la capitale financière d'Australie vit aussi une double vie: le jour, après avoir joggé, surfé ou nagé, elle enfile sérieusement veston et cravate et se délecte dignement, un verre de pinot noir aussie à la main; le soir, elle redevient l'adolescente fougueuse, grivoise et volage qu'elle a toujours été, exultant désirs et délires après s'être gavée de fins mets dans un resto au design décoiffant, pour ensuite s'envoler à tire d'ales...

La ville en plein cintre
Après un effort somme toute modeste, me voici maintenant parvenu à 134 mètres au-dessus des eaux, au sommet de celui qu'on surnomme le «vieux cintre». Du haut du Harbour Bridge, le regard porte vraiment loin et on peut aisément passer en revue plusieurs sites de la ville: à gauche, c'est Kiribilli House, pied-à-terre du premier ministre australien; à droite, c'est Woolloomooloo, quartier bohème voisin de Kings Cross (le Red Light de Sydney), qui côtoie lui-même Paddington et ses gracieuses terrace houses.

Viennent ensuite les anses et les baies qui se succèdent jusqu'au Pacifique: Farm Cove, voisine des Jardins botaniques royaux; Rushcutters Bay, d'où partent les bateaux qui participent à la fameuse Sydney Hobart Yacht Race; Vaucluse, haut lieu de la haute banlieue cossue, puis...

— Dis donc, est-ce bien un bateau de guerre, là-bas?

— Oui, dit Daniel. Un croiseur américain. À peu près tout le monde ici était contre l'envoi de troupes australiennes en Irak, mais rien n'y fit. Avec ce qui s'est passé aujourd'hui, c'est encore moins rassurant...

Aujourd'hui, nous sommes le 7 juillet et là-bas, loin là-bas, quatre bombes ont explosé dans l'amère patrie...

Tandis que je passe d'une arche à l'autre au sommet du pont, un frisson incontrôlable me traverse l'épine dorsale. Depuis quelques années, l'Australie craint elle aussi d'être la cible des fous de Dieu, et les attentats de Bali — les premiers, surtout — n'ont rien fait pour rassurer Sydney, la cité la plus populeuse (quatre millions d'habitants) et la plus en vue d'Australie, que tant de magazines encensent depuis des années comme étant alternativement «la ville la plus agréable» ou «la meilleure ville» du monde.

«C'est vrai que le Harbour Bridge, ce serait une belle cible», dis-je à Daniel en voyant patrouiller un hélicoptère de la police autour du pont. Mais au-dessus du tablier central, la barrière de métal sur laquelle je m'appuie pour regarder couler le flot de véhicules me rappelle rapidement autre chose: Rabbit Proof Fence, ce film qui relate le triste sort jadis réservé aux Aborigènes, à qui l'État volait littéralement les enfants pour les donner en adoption à des milliers de kilomètres de leur foyer, pour les assimiler.

«Tu sais qu'en l'an 2000, au moins 300 000 Sydneysiders ont traversé le pont pour manifester leur désir de se réconcilier avec les Aborigènes?, dit Daniel. Auparavant, une pétition d'un million de signatures s'est promenée à travers le pays. Pour ne pas qu'on oublie.»

Devenus abo-minables à cause d'une poignée de nabots minables, les premiers habitants de l'une des plus vieilles terres du monde ont donc créé un malaise, voire une abori-gêne. Et le peuple a voulu racheter les erreurs et les errances de ses élus d'autrefois.

Aujourd'hui, les rares Aborigènes qui gravitent dans le centre de Sydney sont noyés dans une mer de 180 nations. N'empêche: si elle est chaleureuse, altruiste, décontractée, ouverte d'esprit et homotolérante, Sydney sait aussi se montrer responsable.

En redescendant les marches du Harbour Bridge, je me rappelle les paroles de Jane Strang, la guide qui m'a si bien présenté sa ville, la veille. «Vous savez pourquoi les gens affluent de partout dans le monde pour venir vivre ici? C'est parce que Sydney est la preuve qu'une grande ville peut être libre et sécuritaire et que, s'il en est ainsi, c'est grâce à ses habitants qui en prennent soin et qui en sont fiers.» Dont acte.

Revue de presse publiée par Jacques Lanciault.

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